mercredi 6 mai 2015







 Une correspondance éclairante



Education et socialisme à l’épreuve du pouvoir

1981-1995 Correspondance buissonnière de Jean 

Battut et François Mitterrand

Par Jean Battut

Editions L’Harmattan, mars 2015, 226 pages, 24 euros

En 2013 Jean Battut publiait l’ouvrage Quand le syndicalisme enseignant rencontre le socialisme, dans lequel il invitait le lecteur à revisiter la période de 1975 à 1979, à travers la publication de « notes » régulières transmises à François Mitterrand par la FEN (Fédération de l’Education Nationale) et le SNI (Syndicat nationale des instituteurs). Cette période précédait l’arrivée de François Mitterrand à la magistrature suprême . Aujourd’hui Jean Battut publie un nouvel ouvrage consacré aux années correspondant aux deux septennats de François Mitterrand (1981-1995), et même un peu au-delà, jusqu’à son décès le 8 janvier 1996.
Le livre justifie son titre. A l’épreuve du pouvoir. Il s’agit en effet d’apporter au lecteur un éclairage nouveau, méconnu du grand public, celui d’un fidèle de toujours du Président, quant à la façon dont purent évoluer, au cours des deux septennats, la double relation du monde éducatif au socialisme, et du socialisme à l’Education. Relation hautement complexe, faite d’engagements partagés autour de valeurs républicaines et sociales communes, mais aussi, souvent, lieu et source de conflits, de déchirures et d’antagonismes profonds, parfois même fratricides. Premier mérite, donc, du livre de Jean Battut : il nous permet de comprendre comment s’opérèrent des lignes de fracture, comment elles se déplacèrent, et comment elles aboutirent à modifier de fond en comble le paysage mais aussi les fonctionnements et les orientations du syndicalisme enseignant français
Il ne s’agit ni d’une thèse ni d’une synthèse. Il s’agit d’une correspondance. Correspondance unique et particulière entre un Président de la République et un militant de base qui lui fut toujours fidèle, de ses premiers combats en terre nivernaise, jusqu’à sa fin. Aussi derrière la déférence et l’admiration pointe toujours, discrète mais partagée, une amitié.
Le sous-titre du livre qualifie cette correspondance de Correspondance buissonnière. De fait, la longue période couverte par l’ouvrage n’est pas scandée de façon régulière. Le conseiller que fut Jean Battut a visiblement eu le souci de ne pas saturer inutilement son illustre correspondant, réservant sa plume à des moments selon lui plus particulièrement déterminants.
Certes, on ne peut s’empêcher de noter que la correspondance est fort déséquilibrée entre les deux protagonistes et que l’essentiel du livre tient dans les notes rédigées par Jean Battut lui-même. Il n’empêche, l’accueil qui leur est fait par le Président s’avère toujours à la fois chaleureux et reconnaissant. Il n’est aucune note à laquelle il n’est répondu, et souvent, le Président accompagne sa réponse d’un petit mot de connivence qui montre que l’amitié et l’estime ne fonctionnaient pas à sens unique. Au demeurant, malgré les charges qui pèsent sur lui, François Mitterrand fait régulièrement la preuve de sa fidélité à l’égard de ses amis, du plaisir aussi à les retrouver, ainsi qu’en atteste l’évocation de plusieurs  moments d’heureuses retrouvailles élyséennes.
C’est d’ailleurs là un des charmes du livre. Sa lecture n’est jamais ennuyeuse ni lourde. Au contraire. Le livre nous donne à connaître un Président qui, dans la même conversation, évoque en continuité, et presque comme s’ils avaient la même importance à ses yeux, les problèmes nationaux ou internationaux les plus sensibles et les plus épineux, l’effritement du communisme, la montée de Gorbatchev, la chute du mur de Berlin, et les événements les plus anecdotiques de son terroir nivernais : des rivalités d’hommes, l’élection d’un conseiller général à Cosne sur Loire, tel Banquet républicain haut en couleurs. Visiblement il n’est jusqu’aux petits potins qui non seulement le distraient mais aussi l’instruisent. Ainsi l’ouvrage de Jean Battut confirme-t-il ce que d’autres avaient déjà fait pu faire valoir. Homme d’Etat Mitterrand fut et demeura toujours en même temps un homme de terroir. Point de hiérarchie de dignité ou d’intérêt : le micro local retient l’attention, l’analyse et le commentaire tout autant que l’ordre du monde. La pâte humaine est ici autant que là.
Sur le fond des notes adressées par Jean Battut au Président et des réponses qu’il en reçoit, l’intérêt du lecteur ne sera pas moindre. Les notes ont un objet: celui de contribuer à l’action, de l’éclairer, de la favoriser. L’expert doit être au service de l’action. Le Président l’écrit d’ailleurs lui-même dans un de ses petits mots à l’auteur, dans une formule brillante : « Les points d’interrogation se règlent par l’action. »
Il s’agit donc pour Jean Battut, d’éclairer l’action à conduire, et cela à partir du lieu d’observation et d’engagement qui est le sien : celui d’un enseignant, celui d’un syndicaliste, mais d’abord et avant tout celui d’un socialiste mitterrandien. Point de dentelle, dès lors, mais un point de vue engagé, voire partisan, et qui le revendique, parce que ce qui est en jeu, ce ne sont pas moins que des combats à gagner.
Sur le fond, l’essentiel des notes de Jean Battut à François Mitterrand, concerne l’évolution au cours de cette période des relations entre le syndicalisme enseignant et le monde politique.
Avec le recul, la période s’y découvre celle d’un considérable renversement des relations entre le monde syndical et le monde politique. Pendant des décennies, l’honneur du syndicalisme enseignant français consista à porter des idées au politique. Aussi sa réflexion était-elle toujours d’abord éducative et pédagogique afin de nourrir au mieux le politique de ses propres avancées. De ce point de vue, le SNI-PEGC faisait figure de leader syndical incontesté, non seulement par sa puissance propre mais par la légitimité de sa réflexion éducative, que tout un chacun, et même ses adversaires, lui reconnaissait. On se souvient à cet égard des remarquables fiches pédagogiques que L’école libératrice, le journal du SNI PEGC offrait à ses lecteurs au cœur même de chacun de ses exemplaires. Or, la période que couvre le livre de Jean Battut voit disparaître ce syndicalisme dont l’honneur était d’être d’abord éducatif.
Quelles hypothèses formuler pour expliquer la mutation ? Se laissa-t-on emporter par l’ivresse politique de la victoire du 10 mai 1981 pour oublier les promesses qu’on avait promis que cette victoire devrait servir? Ou bien faut-il penser que dans un monde progressivement devenu médiatique, on se laissa sans recul et sans humilité, accaparer par le culte des égos et la recherche des plateaux Télé ? Sans doute d’autres hypothèses pourraient-elles être avancées.
Toujours est-il que le renversement de la relation du monde politique de gauche au syndicalisme enseignant, qui avait toujours été très particulière dans notre République, s’inverse : Au lieu d’inspirer le politique, le syndicalisme enseignant se met alors à sa remorque. Le livre de Jean Battut montre bien à quel point ce syndicalisme devient plus politicien que soucieux de pédagogie. Aussi voit-on les débats pédagogiques céder le pas aux rivalités des partis et aux querelles des courants. On commence par chercher à marginaliser l’influence d’un parti communiste encore très fort. Mais une fois cet objectif atteint, il faut continuer à se donner des adversaires. S’ils ne sont plus à l’extérieur du parti socialiste, tant pis, on les trouve à l’intérieur. Au demeurant, n’est-il pas meilleur adversaire que celui qui est proche de vous ? Les guerres de courants se mettent donc alors à faire le quotidien du syndicalisme enseignant. Les tentations épuratoires se succèdent : celle des rocardiens, celle des savarystes, etc. Mais c’est encore insuffisant, il faut encore et encore continuer à se diviser, d’autant que, déjà, s’esquisse une guerre plus acharnée, celle des successeurs présidentiels présumés, Jospin et Fabius, dont le consternant Congrès de Rennes offrira à la France le spectacle que l’on sait, avec ses conséquences aujourd’hui toujours vivaces...
Ces conséquences, chacun les connaît : l’éclatement de la FEN, une revalorisation des enseignants opérée sans contrepartie aucune, voie ouverte aux postures avant tout corporatistes… L’ouvrage de Jean Battut nous permet d’en retenir plus particulièrement deux :
1)    D’une part, l’obligation d’acter l’incapacité, qui fut celle de la gauche dans cette période, à porter le grand projet éducatif qui avait pourtant germé en son sein, à savoir celui de l’Ecole fondamentale, allant de la Maternelle à la fin du collège. Paradoxe à nouveau : sur la question, il fallut attendre 2005 pour que ce soit la Droite qui réalise la réforme attendue !
2)    D’où la deuxième conséquence, plus grave encore que la première. Quand on oublie ses fondamentaux, il n’est pas étonnant que ceux qu’on prétend servir s’éloignent de vous. Quand on paraît se préoccuper du pouvoir pour le pouvoir, comment ne comprendrait-on pas que les militants s’éloignent ? Le livre de Jean Battut à cet égard est sans concession. Au fil des années 1980-1995, on voit le syndicalisme enseignant perdre ses militants. Jean Battut en informe régulièrement le Président. En 20 ans, c’est plus de la moitié des militants qui cessent de s’engager. Le syndicalisme enseignant devient un appareil qui n’irradie plus le terrain, et qui se prédispose à n’avoir plus comme programme  prioritaire pour l’Ecole française que la défense corporative de ses propres intérêts. A l’hégémonie du syndicalisme de changement succède l’hégémonie d’un syndicalisme conservateur. Triste bilan !
A l’appui de ces constats rétrospectifs, le livre de Jean Battut apporte, on aurait envie de dire hélas !, une accréditation complémentaire. Certes, on l’a vu, Jean Battut est engagé dans les différents combats syndicalo-politiques du temps. Certes, quand il écrit à François Mitterrand, c’est donc en tant que socialiste mitterrandien qu’il le fait avant tout. Mais - et c’est cela aussi qui rend le livre attachant- il n’en demeure pas moins un homme libre, un homme épris de vérité, et qui n’hésite pas à faire part de ses doutes et de ses inquiétudes. A preuve, s’il en fallait une, le fait que, dans plus d’un courrier, il fasse clairement part au Président de ses sentiments personnels devant l’évolution de ce syndicalisme enseignant qu’il a pourtant servi au cours de sa vie avec tant d’ardeur. Il va même, à plusieurs reprises, jusqu’à signifier au Président qu’il envisage de rompre avec le syndicalisme, lui qui a pourtant exercé en son sein les plus éminentes responsabilités.
C’est assurément là, au-delà de son intérêt historique, un des attraits du livre de Jean Battut, et qui n’est pas le moindre. Il est le livre d’un témoin, le livre d’un militant, le livre d’un fidèle, mais, étant peut-être avant tout le livre d’un ami, il est aussi celui d’un homme qui, nonobstant sa fidélité, n’hésite pas à dire à l’ami le doute, et l’inquiétude. On ne peut dès lors s’empêcher de penser que c’est précisément dans la conjugaison de cette double qualité -fidélité et vérité - que François Mitterrand trouva en lui non seulement un ami fidèle mais un homme fiable.

                                                                      Jean-Pierre Villain

Inspecteur général honoraire de l’éducation nationale

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